Je remercie LEOBANE pour avoir attiré mon attention sur cette étude qui constitue un cas d'école intéressant.
Pour ceux qui veulent la version courte : cette étude est sans intérêt.
Pour ceux qui veulent la version longue, c'est par ici :
Une étude publiée dans l'édition de juin 2015 du Journal of Nutrition annonce que "La consommation de gluten est associée positivement au taux plasmatique d'α2-Macroglobuline chez de jeunes adultes".
Jamnik et al.
Gluten Intake Is Positively Associated with Plasma α2-Macroglobulin in Young Adults. J Nutr. 2015 Jun;145(6):1256-62.
http://www.ncbi.nlm.nih.gov/pubmed/25855121 Puisque l'α2-Macroglobuline est une protéine dont la synthèse est augmentée en situation inflammatoire, cet article semble suggérer que la consommation de gluten "provoquerait" un état inflammatoire.
N'ayant pas pour l'instant accès au texte complet de cette étude (sauf quelques extraits), je vais m'appuyer sur l'abstract pour évoquer un certain nombre de points à considérer dans l'interprétation du résultat annoncé.
1) Il s'agit d'une étude d'observation. Ce type d'étude permet d'identifier une association entre deux variables, association qui peut être positive (les deux variables évoluent dans le même sens) ou négative (les deux variables évoluent en sens contraire). Une association n'est pas un lien de causalité. L'esprit humain a tendance à penser que la première variable nommée est la cause de la seconde (que l'augmentation de la consommation de gluten entraîne l'augmentation du taux plasmatique α2-Macroglobuline dans le cas présent) mais c'est une erreur de raisonnement : une association statistique ne définit pas un lien de causalité.
2) Une étude d'observation permet de suggérer des hypothèses. On peut en proposer un certain nombre. Certes, la plus évidente est que la hausse de la consommation de gluten entraîne une hausse du taux plasmatique d'α2-Macroglobuline. Mais il est également possible que les sujets malades, en état inflammatoire, essaient de se conformer au mieux aux pyramides alimentaires recommandées par les agences de santé. Ils chercheront alors à majorer leur consommation de produits céréaliers (pain, pâtes, muesli). L'hypothèse serait alors que plus on est malade (hausse du taux plasmatique d'α2-Macroglobuline) plus on mange de produits contenant du gluten.
3) Une troisième hypothèse plausible est que ces deux variables ne soient pas directement associées entre elles mais influencées par un facteur tierce qui les fait évoluer dans le même sens. Car en fait les chercheurs n'ont pas mesuré la consommation de gluten pur ici (même si les communautés vegan et asiatique sont prises en compte, la part du seitan doit être assez négligeable dans l'entité "gluten"). Il ont utilisé des questionnaires semi-quantitatifs à 196 items pour identifier les aliments qui, dans la consommation courante de la population interrogée, contenaient du gluten. Là, on commence à s'aventurer dans les sables mouvants. Les aliments qui contiennent du gluten, ce sont les aliments à base de blé, seigle, orge, avoine, donc du pain, des pâtes, des gâteaux. Question : est-ce le gluten qui serait le facteur déclenchant l'inflammation ou plutôt les FODMAP contenus dans ces céréales ? Et si on va plus loin, on mange rarement du pain ou des pâtes sans accompagnement. On ajoute du fromage, du beurre de cacahuètes, de la crème, du Nutella, un burger et pour faire passer le tout on prend également des frites et un soda. Nouvelle question : est-ce le gluten qui serait le facteur déclenchant l'inflammation ou plutôt l'ensemble des aliments consommés, voire le style de vie ? (selon un extrait du full-text : "fiber, grain, and sweets and baked goods increased with gluten consumption while fruits and vegetables, dairy, and meat decreased.")
4) Et encore, en discutant de cela, on suppose que les "questionnaires semi-quantitatifs à 196 items" donnent une image à peu près fidèle de la consommation alimentaire des sujets interrogés. Malheureusement, de nombreux travaux ont montré que ce type de questionnaire manquait notoirement de fiabilité. Les personnes interrogées ont en général tendance à sur-valoriser les aliments perçus comme "bons pour la santé" et à dissimuler ceux appartenant à la catégorie "junk food". Donc dans cette étude, non seulement on ne sait pas vraiment ce qu'on mesure mais en plus on ne sait même pas si ce qu'on mesure représente la réalité.
5) Du côté des protéines plasmiques testées, ça ne va pas vraiment mieux. Les chercheurs ont, d'après l'abstract, mesuré la concentration plasmatique de 54 marqueurs protéiques. Au final, toujours si l'on en croit l'abstract, il n'y en a qu'un seul avec lequel une association a pu être identifiée. C'est comme lancer un dé jusqu'à obtenir un 6 et publier une étude qui dirait "le lancer de dé est associé au nombre 6". Dit autrement, cela signifie que dans 53 cas sur 54, il n'y a eu aucune association entre la hausse de la consommation de gluten et l'inflammation.
6) Ça continue à coincer : lorsqu'on teste une association dans le cadre d'une étude scientifique, on essaie de réduire les chances que cette association soit due au hasard. C'est ce que représente le degré de signification avec son fameux P < 0,05 que l'on voit dans les comptes-rendus. Cela signifie que le résultat a moins de 5% de risque d'avoir été provoqué par une fluctuation due au hasard. Mais ce risque est contrôlé pour une seule variable et une seule mesure. Si on mesure plus d'une variable, il faut alors utiliser des méthodes spécifiques de contrôle. Une des plus simples est la méthode dite "de Bonferroni" qui consiste à diviser le taux de risque accepté par le nombre de variables. Par exemple, avec deux variables, le résultat sera significatif si P < 0,05/2 soit P < 0,025. Avec 54 variables, le résultat sera donc significatif si P < 0,05/54. Dans l'étude en question, le P annoncé est égal à 0,01. L'abstract ne précise pas si ce P résulte d'une péréquation destinée à le ramener à un format standard ou s'il s'agit du calcul direct. Le problème est que s'il s'agit du calcul direct, on se trouve en fait en présence d'un résultat non-significatif. En d'autres termes, il est fort possible que l'association présentée n'existe même pas.
7) Selon un extrait du full-text : "this strong association was only observed in the highest tertile of gluten consumption", ce qui signifie que l'association observée, si elle existe, ne vaut que pour les plus gros consommateurs de produits contenant du gluten. Dit autrement, cela signifie qu'une consommation modérée et/ou occasionnelle n'est associée à aucun marqueur d'inflammation.
8) L'α2-Macroglobuline est-elle un bon marqueur pour définir l'inflammation ? En fait l'α2-Macroglobuline est une protéine dont le rôle est complexe et multiple. Elle sert notamment de marqueur associé en cas de fibrose hépatique (par exemple dans le Fibrotest qui associe 5 marqueurs dont l'α2-Macroglobuline). Ce qui signifie que l'interprétation des variations de taux plasmatiques dépend du contexte. Il est donc difficile de tirer une conclusion d'une donnée brute comme celle présentée dans cette étude.
9) Enfin, dans cette étude, les auteurs se sont concentrés sur les aliments contenant du gluten. Mais s'ils avaient évalué la consommation de pommes, de poulet, de fromage, de noisettes ou d'un quelconque aliment en le passant au crible des 54 protéines de l'inflammation, qui sait s'ils n'auraient pas trouvé des associations significatives entre certains aliments et certains marqueurs ? Notre tube digestif doit constamment réagir face à des molécules extérieures interprétées comme du "non-soi", certaines sont tolérées et digérées pour nous fournir des nutriments mais ce processus s'accompagne probablement d'une réponse variable et individualisée du système immunitaire.
Conclusion : cette étude ne présente à peu près aucun intérêt et n'aurait jamais dû sortir du journal dans lequel elle a été publiée.